D’une initiative initialement libertaire qui voulait affranchir les paiements électroniques de la transition par les institutions financières (« A purely peer-to-peer version of electronic cash would allow online payments to be sent directly from one party to another without going through a financial institution », Nakamoto 2008), les actifs numériques sont aujourd’hui en voie d’institutionnalisation. Ils représentent en effet une part croissante dans le volume des paiements internationaux, au détriment des monnaies nationales. Les pays émergents sont en première ligne, et l’Afrique n’est pas en reste.
Dans la publication d’avril 2022 de son Global Financial Stability Report, le Fonds monétaire international a souligné le risque de « crypto-isation » dans les marchés émergents. Dans un certain nombre de pays en effet, les résidents optent de plus en plus pour les actifs numériques (aussi appelés « crypto-actifs ») pour leurs transactions, à la place de leurs monnaies locales. Les échanges transfrontaliers d’actifs numériques sont en nette progression depuis la première transaction en Bitcoin en 2008, et atteignent aujourd’hui des volumes d’échange relativement importants si l’on compare avec les volumes d’échanges des monnaies locales. Les volumes d’échange de Tether ont ainsi atteint 40% des volumes d’échange en contrepartie de la monnaie turque aux troisièmes et quatrième trimestres 2021. Cette tendance s’accentue encore davantage depuis la mise en œuvre des sanctions financières à l’encontre de la Russie.
Pourquoi parler d’actifs et non de « monnaies »?
Ces produits sont traités par le régulateur comme des actifs – à vocation d’investissement, voire de spéculation – et ne remplissent qu’une des trois caractéristiques qui définissent la monnaie, à savoir : (i) unité de compte, (ii) réserve de valeur et (iii) intermédiaire des échanges. Si ces produits peuvent remplir le rôle d’intermédiaire des échanges (iii), celui de réserve de valeur (ii) est remis en question par la forte volatilité des actifs numériques par rapport aux monnaies fiat et le fait qu’ils ne sont que pour une toute petite partie d’entre eux garantis par des sous-jacents (les stablecoins).
L’envol des actifs numériques dans les pays émergents
L’accessibilité aux technologies contemporaines, pour tout un chacun disposant d’un ordinateur connecté à internet, a permis l’émergence de nombre d’actifs numériques utilisés comme monnaies privés pour échanger de la valeur entre deux individus (ou entreprises). Ce sont, en quelque sorte, des monnaies locales émises à l’échelle du globe. Investing.com listait, en date du 23 mai 2022, 10 269 actifs numériques (4 519 seulement le 21 février 2021), pour une capitalisation de 1 290 milliards de dollars et un volume d’échange de 72 milliards de dollars en 24h.
Si une part non négligeable est due à de l’investissement à vocation spéculative partout dans le monde, un mouvement de substitution en faveur des actifs numériques comme moyen de règlement ou de réserve de valeur est en cours, et ce en particulier dans les pays émergents.
Dans son rapport de septembre 2020, Chainanalysis a montré que les pays les plus avancés dans l’adoption des actifs numériques étaient les pays émergents, le trio de tête étant composé de la Russie, de l’Ukraine et du Venezuela, suivis de la Chine et des États-Unis, alors que les pays d’Asie et d’Amérique du Sud étaient au moins aussi avancés que les pays européens.
Le continent africain s’est véritablement emparé de ces nouvelles technologies. Dans une région où le taux de bancarisation demeure faible, le recours aux téléphones mobiles pour des transferts d’argent a très vite connu un succès important, à l’image du système M-Pesa au Kenya et en Tanzanie à la fin des années 2000. L’utilisation des actifs numériques tels que le Bitcoin s’est donc développée de façon importante en Afrique ces dernières années, comme dans le reste du monde. Cela s’est particulièrement fait à la faveur de la hausse massive de leurs cours – une tendance qui s’est largement inversée en 2022, mais pas seulement. Certaines de ces solutions sont aussi devenues le moyen d’échanger de la valeur entre pairs – tout un chacun peut acheter ou vendre du Bitcoin – d’autres sont des infrastructures techniques qui proposent en marque blanche leur solution à d’autres acteurs de l’écosystème. En 2019, JPMorgan, par exemple, a mis en place son propre actif numérique, invisible du client final mais utilisé comme outil technique pour des transactions internationales intragroupe. Et c’est bien dans le domaine des règlements transfrontaliers que réside le cas d’usage dont se sont emparés les pays émergents. Et même si les coûts de transaction peuvent être supérieurs à ceux du reste du monde pour ce type de produit, et les actifs très volatiles, ils apportent une réponse à un problème autrement insoluble pour beaucoup d’acteurs des pays émergents.
Le cas d’usage face au de-risking
Devant les difficultés à régler leurs fournisseurs en devises internationales, les entreprises des pays émergents utilisent le Bitcoin directement ou des solutions de transferts de fonds basées sur d’autres actifs numériques. La Turquie, en particulier, voit l’utilisation globale des actifs numériques gagner particulièrement du terrain depuis avril 2020. D’après les recherches du Fonds monétaires international, son utilisation est directement corrélée avec les niveaux importants de l’inflation dans le pays (près de 70% début 2022) et le souhait du peuple turc d’investir ses actifs dans une réserve de valeur liée au dollar, sans pouvoir directement accéder au dollar pour des raisons de règlementation des changes.
Dans les pays où la monnaie locale est instable, comme en Argentine ou au Venezuela, en forte décroissance et avec une inflation à trois chiffres au moins, qui voit ses citoyens redoubler d’intérêt pour les actifs numériques, que ce soit dans leur utilisation ou dans leur minage.
Mais c’est surtout la difficulté croissante à accéder aux devises internationales qui fait des pays émergents des marchés propices au développement de ces services et solutions en marge du secteur financier conventionnel. Les banques des pays non occidentaux sont les premières concernées, et ce en tout particulier en Afrique.
Selon la Banque des règlements internationaux, la valeur et les volumes des paiements transfrontières ont augmenté de, respectivement, 2% et 7% en 2020, alors que les relations de correspondance bancaire se sont contractées de 4% la même année, alimentant un déclin de l’ordre de 25% entre 2011 et 2020. Le renforcement depuis 2008 des exigences règlementaires et du contrôle des mouvements de capitaux à l’échelle internationale n’a cessé de réduire l’appétit pour le risque des institutions financières en la matière. Selon un rapport de 2021 du Leibniz Centre for European Economic Research (ZEW), la proportion des banques ayant des difficultés à accéder au dollar est passée de 7% à 26% entre 2011 et 2019. Les relations de correspondance bancaire (CBK) – et flux Swift associés – sont concentrés en un nombre de plus en plus restreint d’établissements ; la proportion d’établissements implantés dans les zones d’intervention de la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD) ayant une relation de CBK avec une banque américaine ou allemande a chuté de 75% à 54% entre 2013 et 2019.
Les stablecoins comme alternative au dollar
Dans ce contexte, les actifs numériques dont le cours est adossé aux monnaies fiat (dollar, euro) connaissent un succès croissant, permettant de limiter le risque de change.
Tether, par exemple, le stablecoin en dollars américains le plus échangé sur le marché aujourd’hui – et utilisé initialement pour régler les transactions spot et de dérivés – a connu une augmentation notable de ses volumes de transaction en échange de devises de marchés émergents. La plateforme d’échange d’actifs numériques Binance a même mis en place une équipe de support client 24h / 24 et 7j / 7 en Turquie et a indiqué qu’environ 7% des personnes accédant au site internet de Binance le font depuis la Turquie – un pourcentage probablement plus élevé étant donné que de nombreux acteurs sur ces marchés utilisent des VPN.
Risques et enjeux régulatoires
Aujourd’hui, les actifs numériques sont en plein essor, et de nombreuses plateformes sur la toile proposent d’y investir en contrepartie de rendements élevés. Outre ces avantages, ce type d’investissements ou de placements offert par voie de publicité ou de démarchage présente des risques d’arnaque. Kaspersky avait ainsi identifié plus de 1500 traders frauduleux en Afrique au cours du premier semestre 2021.
Cela représente un enjeu pour les régulateurs et les politiques publiques à moyen terme en obérant d’autant leur capacité à mettre en œuvre des mesures efficaces de contrôle des capitaux.
Début février 2021, la Banque centrale du Nigeria avait interdit aux banques de dépôt, institutions financières non bancaires et autres institutions financières ainsi qu’au public d’acheter ou vendre des actifs numériques, au titre de la protection des usagers des services financiers, de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Directive a été ainsi donnée aux banques de fermer immédiatement tous les comptes des clients effectuant des transactions en Bitcoin. Depuis 2017, les transactions en bitcoins et autres actifs numériques sont également interdites au Maroc. C’est l’Office des changes marocains qui est à l’origine de cette interdiction, considérant en particulier que « le recours aux monnaies numériques comporte d’importants risques pour les utilisateurs. »
À l’inverse, à la fin du mois d’avril 2022, la Centrafrique a annoncé accorder au Bitcoin le statut de monnaie officielle dans le pays, à côté du franc CFA. Le pays est alors devenu le deuxième État seulement, après le Salvador en septembre 2021, à adopter cet actif numérique comme monnaie ayant cours légal. La décision apparaît à première vue surtout symbolique, et limitée à certains acteurs puisque seulement 10% de la population a accès aux services financiers dans le pays.
Un facteur d’inclusion financière
Au-delà de ces interdictions et durcissements réglementaires, les banques centrales répliquent aussi en envisageant même d’émettre leur monnaie digitale de banque centrale (CBDC) : selon la dernière étude de la Banque des Règlements Internationaux, près de 90% des banques centrales étudient ce que pourrait leur apporter une CBDC – ie une version digitale des pièces et billet. Cette même étude montre que 7 banques centrales sur 8 qui sont dans un stade avancé de l’étude d’une CBDC se trouvent dans un pays émergent. L’étude rappelle en outre que l’inclusion financière est le premier facteur parmi les pays émergents pour étudier la mise en œuvre d’une CBDC et une priorité pour son développement.
Il n’est donc pas étonnant que la plupart des pilotes de CBDC Retail à ce jour aient été menés dans des pays émergents. Ils l’ont été sur des technologies variées – pas uniquement blockchain – et mis en production plus largement en Chine en 2021 avec succès, ainsi qu’aux Bahamas, qui a vu le lancement du Sand dollar auprès de la population le 20 octobre 2020.
Pour l’Afrique et les pays peu bancarisés, les CBDC seraient le moyen d’instaurer confiance dans les moyens de paiements numériques pour effectuer des paiements, alors que, aujourd’hui, le succès des solutions de monnaie électronique distribuée par les établissements de monnaie électronique (principalement des émanations des opérateurs de téléphonie mobile) n’est plus à démontrer mais pêchent encore à basculer du simple transfert de fonds au véritable paiement chez les commerçants.