
La mutation des systèmes bancaires et financiers africains s’accélère depuis quelques années. Un essor qui est surveillé de près par les autorités, et dont l’intervention sera très structurante pour façonner des places financières compétitives sur le continent.
La règlementation bancaire et financière en Afrique – comme dans d’autres champs de l’économie – est souvent le fruit d’influences extérieures. C’est le cas du continent, entré de plein pied dans le processus de normalisation auquel il n’a, jusqu’à aujourd’hui, que très peu contribué. Néanmoins, à la faveur d’une modernisation visible à la fois au sein des acteurs du marché et des autorités publiques, la règlementation bancaire et financière en Afrique se complexifie et tient de plus compte des contextes africains.
La règlementation comme une charge
Les règlementations s’appliquant au secteur bancaire et financier ont principalement été initiées sur trois plans :
- par des institutions internationales (le GAFI pour l’AML/FT, la Banque des Règlements Internationaux – BRI pour Bâle 1, 2, 3 et 4) ;
- des institutions européennes (Directive sur la monnaie électronique, RGPD) ;
- voire un seul pays comme les États-Unis (FATCA), s’appuyant sur l’internationalisation de sa monnaie (le dollar) et sur le caractère extraterritorial attribué à ses lois
Ces règlementations ont influencé de façon très différenciée les règles d’exercice de nos métiers dans les pays du continent, puisqu’elles ont été mises en œuvre avec plus ou moins de contextualisation.
Ainsi, si la mise en œuvre des exigences de Bâle 1 tenait compte de l’activité principalement de crédit des entreprises bancaires, les différentes composantes « marché » de Bâle 2 – puis 3 – elles pouvaient sembler plus éloignées des activités réelles des établissements du continent, et des risques inhérents à leur activité. Dès lors, il n’est pas étonnant que la règlementation soit perçue comme une charge, totalement imposée puisqu’il n’a pas été possible d’en discuter les composantes.
Ceci explique certainement le fait qu’aujourd’hui, pour les établissements de crédit, les institutions de microfinance ou même les autorités de supervision, le pilotage du RWA crédit et de marché est encore très peu répandu, alors qu’il pourrait permettre aux établissements une meilleure gouvernance et un meilleur pilotage au fil de l’eau de leurs risques, et par voie de conséquence, de leur potentiel de développement.
Des opportunités pour de nouvelles solutions
La lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (AML/FT) ainsi que les règles d’échange d’information (FATCA) ont eu un impact non négligeable sur les entreprises financières, et contribué à l’exclusion progressive de beaucoup d’établissements du continent suite au de-risking de la correspondance bancaire. Il est peu probable que la règlementation internationale en la matière ne s’assouplisse à l’avenir au profit des établissements du continent. Ici s’ouvre un champ pour des solutions alternatives, sur le développement desquelles justement la règlementation à venir peut avoir une influence décisive. De même bien sûr que les règlementations locales qui surenchérissent le coût, le délai et les difficultés rencontrées pour faire transiter des fonds, notamment entre professionnels, vers, entre, et depuis les pays du continent. Une étude de la BRI sur les mois de septembre et octobre 2020 a montré que les virements SWIFT étaient particulièrement longs vers l’Afrique (ainsi que l’Asie du Sud-Ouest), le délai était en particulier imputable à la dernière banque, en raison de la règlementation de contrôle des capitaux, des heures de fermeture plus longues.
Dans le domaine de la protection des données, le continent légifère en parallèle des initiatives occidentales
Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen, qui encadre la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, est entré en vigueur en mai 2018. Les États africains se sont tournés, eux, vers un droit communautaire en la matière. L’Afrique dispose en effet d’une législation interétatique sur la protection des données personnelles depuis 2014 : la Convention de l’Union Africaine sur la cyber-sécurité et la protection des données à caractère personnel, adoptée le 27 juin 2014 à Malabo, en Guinée Équatoriale (dite « Convention de Malabo »). Fin 2021, seuls 14 pays sur les 55 avaient signé cette convention[1] et 9 l’avaient ratifiée[2]. Hormis cette convention, il se construit également un instrument juridique international contraignant dans le domaine des données personnelles, la Convention pour la protection des données à caractère personnel du Conseil de l’Europe, appelée Convention 108+, que certains États africains (Cap vert, Île Maurice, Sénégal, Tunisie) ont signée ou ratifiée.
Cette convention pourrait être révisée[3] dans le cadre du nouveau contexte qu’instaure la ZLECAf (libre circulation des données au même titre que la libre circulation des marchandises).
Dans certains cas, la législation est intervenue très en amont
La BCEAO (Banque Centrale des États d’Afrique de l’Ouest) a été précurseur en matière de législation sur la monnaie électronique, puisqu’elle a engagé dès mars 1999 un vaste projet de modernisation des systèmes et moyens de paiement, en vue de renforcer la solidité du système financier et l’intégration économique, avec pour objectif de promouvoir l’inclusion financière, posant en 2002 le cadre réglementaire régissant la monnaie électronique dans l’UEMOA (dispositions du Règlement du 19 septembre 2002 ainsi que de l’Instruction n°01/SP/2006 du 31 juillet 2006), bien avant que le marché ne propose à grande échelle des solutions de mobile money. Ce fut juste après que la Directive du Conseil Européen ne légifère et pose la définition légale de la monnaie électronique le 27 octobre 2000. En la matière, le côté précurseur de la législation a pu obérer le développement de nouvelles solutions. Si les opérateurs de téléphonie mobile ont largement contribué à la substitution de la monnaie électronique aux espèces, les paiements chez les commerçants demeurent majoritairement sous forme fiduciaire dans la plupart des pays, exception faite de l’Afrique de l’Est, et ceci même si les volumes augmentent rapidement.
La législation en la matière pourrait impacter l’interopérabilité entre les solutions existantes, et promouvoir les plateformes mises en œuvre par des acteurs publics.
De nouveaux défis posés par les monnaies digitales
Un autre champ connexe est celui des monnaies digitales de banque centrale, pour lesquelles l’Afrique est un cas d’usage qui nous semble tout tracé. En effet, la monnaie électronique aujourd’hui en circulation est une monnaie privée émise par les opérateurs de monnaie mobile, et cantonnée dans des comptes bancaires. Une monnaie banque centrale scripturale directement accessible pour les populations et distribuée par les acteurs de la Place, banques, Fintechs et opérateurs de téléphonie mobile, pourrait émerger comme la solution idoine pour un nombre non négligeable de pays. Sans résoudre tous les problèmes, elle pourrait améliorer la confiance entre les utilisateurs et la forme électronique de la monnaie.
L’émergence croissante des crypto-devises pose également un certain nombre de défis au régulateur. Les transactions en crypto-devises sont interdites au Maroc et constituent même une infraction à la réglementation des changes, mais le 10 janvier 2022, le Maroc a annoncé[4] qu’il comptait encadrer l’usage de ces crypto-devises par une nouvelle législation et créer une crypto-devise marocaine. De manière générale, la réglementation pourrait décider de soumettre les acteurs offrant des services relatifs aux crypto-devises à des mesures de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme similaires à celles imposées aux institutions financières régulées.
En outre, dans d’autres pays, la détention de Bitcoin (par exemple) est interdite pour les résidents, alors qu’il s’avère très utilisé. Le Nigeria a ainsi décidé de la mise en œuvre du eNaira, monnaie digitale émise par la banque centrale (CBDC), en réaction au recours important de sa population au Bitcoin. Le Nigeria est en effet l’un des pays où l’adoption du Bitcoin est la plus importante. Le marché a, dans ce cas de figure, poussé les autorités à régir et proposer une alternative jugée plus sécurisée et mieux contrôlée. Mais qui ne résout pas véritablement les problèmes qui ont poussé la population à utiliser le Bitcoin, ou à utiliser les espèces en lieu et place de la monnaie papier. Ainsi, la régulation paraît avoir un effet limité dans un contexte où la technologie peut abolir les frontières – et donc le champ d’action régulatoire.
Dans un contexte toujours plus globalisé, il devient de plus en plus difficile aux autorités de régulation et de supervision d’interdire, l’effervescence du marché et des initiatives dans les pays voisins sur le continent posent un véritable challenge aux autorités publiques, obligées de migrer progressivement d’une approche rule-based vers une approche principle-based à l’anglo-saxonne et favorable à l’expérimentation et à l’émergence de l’innovation.
[1] Benin, Chad, Comoros, Congo, Ghana, Guinea-Bissau, Mauritania, Sierra Leone, São Tomé and Príncipe, Zambia, Togo, Tunisia, Rwanda and Mozambique.
[2] Senegal, Angola, Ghana, Mozambique, Namibia, Guinea, Rwanda, Mauritius, Congo.
[3] Stéphane MORTIER & Loukman KONATE, « Considerations on the mechanisms for the protection of personal data in Africa » (2021), VA Editions, 313p.
[4] Traduction de l’anglais cryptocurrencies, l’utilisation du terme crypto-monnaie est jugée inadéquate, la règlementation française les classe comme crypto-actifs.
Author
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Docteur en économie, Estelle Brack est une économiste et spécialiste des questions bancaires et financières. Auparavant Chief Economist de Natixis Payments au sein du groupe BPCE, elle a enseigné à l’Université Paris-Il Panthéon-Assas dans le cadre du LLM « Droit des Affaires des pays arabes » et a publié deux ouvrages sur les mutations du système bancaire et financier africain et sur l’économie et les systèmes bancaires arabes.